笛卡尔与现象学:马里翁访华演讲集
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Préface

Jean-Luc Marion

Le premier devoir qui s'impose ici est aussi un plaisir, celui de remercier chaleureusement les six universités qui m'ont fait l'honneur de m'inviter à les visiter en novembre 2017. Et en particulier M. le Professeur Huang Zuo : sa maîtrise excellente de la langue française, jointe à sa compétence, à son sens de l'organisation et à son parfait dévouement a permis que ces conférences deviennent de véritables rencontres de pensées échangées. En effet, chacune de ces conférences fut donnée à un public déjà préparé, linguistiquement et conceptuellement, à les écouter ; et les questions qui suivirent aboutirent toutes à de véritables échanges et explications, où, moi aussi, j'ai beaucoup reçu. Je remercie particulièrement les traducteurs, tant des textes français que des échanges qui les suivaient, pour leur remarquable compétence et précision. Il ne s'agissait pas de visites formelles, brouillées par des interprètes approximatifs, imposées à un public indifférent, dans un cadre administratif et donc inévitablement superficiel (comme il arrive si souvent), mais d'efforts communs pour une pensée réellement mise en œuvre dans une communauté universitaire. Cette seconde visite en Chine fut donc plus fructueuse et plus approfondie que la première (en 2000), confirmant le développement de la vie philosophique chinoise.

Les universitaires chinois souhaitent en effet, depuis au moins un siècle et demi, s'ouvrir à la philosophie occidentale, se l'approprier et, peut-être, à terme, l'assimiler à leurs propres traditions de pensée. Mais la présente publication en témoigne, cet effort ne concerne plus seulement la philosophie dite analytique, à dominante anglo-saxonne ; désormais il s'étend aussi à l'histoire de la philosophie (et de la métaphysique) entendue comme une discipline elle-même de plein droit philosophique et non pas uniquement documentaire ou historique, ni réduite à l'histoire des idées. Dans ce contexte, la prise en considération de la tradition phénoménologique, depuis Husserl jusqu'à ses développements les plus récents (en particulier en français, mais aussi en anglais, allemand, italien, espagnol, etc.), ouvre un champ décisif pour l'avenir de la philosophie en Chine. En effet, autant qu'une doctrine (ou un ensemble de doctrines, d'ailleurs pour l'essentiel compatibles entre elles et donc à effet cumulatif), la phénoménologie consiste d'abord en une méthode, disponible pour des régions en nombre illimité. Plus encore, il s'agit d'une méthode sans a priori dogmatiques, voire sans principes catégoriques (même formels), voire d'une anti-méthode (au sens de la méthode cartésienne). Car, dès sa première opération, la réduction, il s'agit pour la phénoménologie de laisser les «choses mêmes» exercer leur droit à se manifester, droit qui précède la pensée ; cette pensée s'applique donc, à chaque étape de la constitution, de la donation de sens ou de la réception, à penser a posteriori. Comme méthode de l'a posteriori, qui la distingue de la métaphysique commune (que l'on pourrait définir comme un pensée de l'a priori), la phénoménologie peut donc se risquer dans des domaines jusque là fermés à la métaphysique, ou même exclus par elle : non seulement l'esthétique et l'événement (autrement dit les phénomènes du monde non-objectivables), mais aussi l'érotique et l'éthique (autrement dit la question d'autrui et des phénomènes non-mondains) – jusqu'à la théologie, soit au sens large d'une sagesse compréhensive, soit au sens strict d'une Révélation.

À ce point, on peut risquer quelques réflexions plus ambitieuses, mais aussi plus aléatoires. – La première concerne les situations respectives de la pensée chinoise et de la pensée européenne, en particulier dans l'aire francophone. Pour des raisons géographiques et historiques évidentes, qu'on ne tentera pas même ici de résumer, ces deux cultures se caractérisent (beaucoup plus que celles qui les entourent) par le souci obsédant et la possibilité impérieuse de l'universalité. Une rencontre des civilisations ne pourra s'accomplir véritablement sans que, d'abord, ces deux civilisations ne se rencontrent ; de cette rencontre, le passé a déjà fourni plus que des prémices et des exemples. Continuer dans cette voie définit sans doute le grand devoir commun de nos deux langues, et la réussite de cette tâche aura des conséquences pour toutes les autres, universellement. – La seconde fixe un principe herméneutique : la pensée, quand elle ne sombre pas dans l'idéologie, l'impérialisme culturel, ou le «choc des civilisations», reste toujours accessible à la pensée. L'écart des langues et la différence des «valeurs» linguistiques n'interdisent jamais la traduction. La définition même des intraduisibles se résume toujours dans la possibilité de les traduire. Sans doute la traduction signifie beaucoup plus ici que la mise en équivalence univoque des vocabulaires ; il s'agit là d'un premier pas, insuffisant et largement illusoire ; la traduction signifie l'interprétation réciproque de chacun des systèmes linguistiques l'un par l'autre, en sorte d'établir des équivalences entre les différences réglées des pensées. Alors les mêmes problèmes pourront s'aborder par deux langues, comme on conquiert le même sommet d'une montagne par deux versants.

Quant aux conditions actuelles du développement de la philosophie dans la société chinoise, un étranger ne peut guère en dire plus ou mieux que ce que nos collègues chinois n'en savent déjà. Peut-être parce qu'elle joue toujours un rôle essentiel dans toute société, la philosophie n'y trouve jamais une place et un statut complètement satisfaisants et libres : l'Europe en a fait l'expérience, la première, et continue à la faire, comme d'autres régions du monde. Mais il est certain qu'une société comme la Chine ne pourra pas se contenter de chercher indéfiniment la croissance économique pour elle-même, non plus d'ailleurs que l'accroissement de sa puissance. Les pays européens ont connu cette tentation et en sont revenus, la Chine fera de même. Dans ce processus, la vigilance des philosophes restera toujours l'un des atouts majeurs de sa culture et de son bien commun.

Lods, août 2018